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C’est par le biais de la peinture que je suis venu à la médecine chinoise. De fait, j’étais sous le charme de la peinture chinoise de paysage, mais aussi intrigué; je me demandais comment diable pouvait-elle s’y prendre pour inviter le spectateur à cheminer si longuement, si inépuisablement, et, en exerçant une telle fascination sur son âme, la mienne tout au moins.

Voici une rivière qu’on longe en la remontant. On croise quelques paysans, pèlerins ou marchands, qui se font de plus en plus rares au fur et à mesure de la progression. On traverse une forêt, puis un pont, au loin, derrière quelques vallons, accroché au flanc d’une montagne, un ermitage. Au 8ième siècle, le poète Han Yu (768-824) emprunte un chemin similaire ; ce voyage qui se fait à pied, en sollicitant pour leur enchantement tous les sens, induit en même temps une transformation « spirituelle ».

Il écrit ces quelques vers :

Dans la montagne aux rocs enchevêtrés, vagues sont les sentiers ;
Au monastère où j’arrive à la nuit, les chauves-souris volent.
Je monte à la salle, je m’assieds sur les marches. La pluie vient de cesser ;
Les palmes des bananiers s’étalent, et les gardénias sont en fleur.

Le moine me dit la beauté des fresques bouddhiques sur les vieux murs ;
Quand le feu vient les éclairer, ce que j’en vois est sans pareil.
Il dresse le lit, balaie la natte, dispose la soupe et le riz ;
Bien que rustique, la nourriture suffit à me rassasier.

La nuit s’avance ; je m’étends dans le calme ;
les insectes se taisent ; La lune limpide franchit la crête, et sa clarté passe ma porte.
A l’aube, tout seul je m’en vais. Pas de chemins :
Je vais, je viens, je monte et je descends ; je m’enfonce dans le brouillard.

Rouges les monts, verts les torrents, tout brille de mille feux ;
Des pins, des chênes, que dix bras ne pourraient ceinturer…
A même le torrent, pieds nus, je foule les cailloux ;
Les eaux grondent, ma robe s’agite dans le vent.

Voilà le genre de vie où l’homme trouve joie ;
Pourquoi se laisser brider comme un cheval au mors ?
Ah ! que ne pouvons-nous, à deux ou trois amis de mêmes sentiments,
Ne plus quitter ces lieux jusqu’à nos derniers jours !

A goûter, ou pas, mais constatons cette intrication, toujours, entre une pérégrination façon randonnée et une pérégrination intérieure :

Han Shan (VIIe siècle après J.-C.)

Les gens demandent le chemin de Han shan
Nulle route ne mène à Han shan
L’été, la glace ne fond pas
A peine levé, le soleil se noie dans le brouillard
Comment y parvenir, comme moi,
Si votre cœur n’est pas pareil au mien ?
Si votre cœur, par contre, est pareil au mien
Vous êtes alors en plein milieu

Su Shi (1037 - 1101)

Neige imminente, lac plein de brumes…
Les temples tour à tour s’éclairent et s’évanouissent ; le mont tantôt est là, tantôt n’est plus.
Les rochers plongent dans l’eau limpide, où l’on peut compter les poissons.
Pas une âme dans la forêt profonde, où les oiseaux s’appellent.
(…)
Le temps est froid, la route longue, mon laquais s’inquiète ;
Il prépare l’équipage, me pressant de rentrer avant la nuit.
Au débouché de la montagne, je me retourne et je contemple les nuages et les arbres qui se confondent ;
Un milan plane au-dessus des pagodes.
Quel plaisir que de folâtrer ainsi sans but !
Au retour, je crois sortir d’un rêve soudain interrompu.
Je me hâte de mettre en vers les souvenirs qui déjà fuient ;
Une fois perdues, les pures images ne se laisseront plus peindre.

Itinérance qui semble pouvoir se continuer sans fin : derrière la brume qui s’est levée une chaîne de montagnes, puis une autre plus loin, des nuages encore, encore un sommet ; cette profondeur jamais arrêtée était obtenue, et c’est ce qui m’intriguait le plus, sans recourir à notre perspective traditionnelle, dite renaissante ; puisque le monde et ses lois sont partout les mêmes c’est donc que le regard posé sur lui varie.

Je voulais en savoir davantage…

En 1993, je m’inscrivis donc auprès de l’Institut Guang Ming, pour une formation en médecine chinoise qui s’étalera sur 6 ans. Ainsi j’allais pouvoir me familiariser avec ce fameux yin-yang, ces 5 éléments et certainement mettre à jour les ressorts de cette peinture; pour ce qui est du qi, je n’en n’avais jamais entendu parler. Ma curiosité a certes été comblée, quant aux ressorts, ils ne sont toujours pas à portée de mon intelligence et c’est tant mieux : la fascination reste entière. Ce que je n’avais pas prévu c’est que ce moyen parallèle pour comprendre la peinture de paysage allait me captiver, susciter une passion qui m’en fera faire mon métier.

Des années plus tard, au hasard de lectures, je suis tombé sur cette sentence, dont je n’ai plus les références : « pour être bon acupuncteur, il faut être bon peintre. »

Voici comment aujourd’hui je la comprends : ce qu’une peinture chinoise donne à voir au spectateur c’est le qi ou les souffles dans ses processus dynamiques d’actualisation et de transformation : la brume, le ciel également, figurent le vide, ce lieu-moment de pure virtualité, de latence, d’indifférenciation ; à partir de ce vide-brume, où tout retourne, tout peut aussi s’actualiser ; l’eau devient arbre, montagne ; et dans ces étendues grandioses, les petits humains, simples pèlerins participent de cette fluide impermanence.

Le peintre sera sensible à ces différents moments du qi que sont les arbres, les montagnes, l’eau, les humains. Pour dire le qi d’un pin, par exemple, et encore de tel pin particulier, il commence par l’observer, s’imprègne du déploiement secret et unique du qi dont ce pin est la manifestation sensible, puis s’abîmant dans la méditation devient cet arbre ; il choisit alors le pinceau le mieux adapté, prépare l’encre, le papier, et sa main laisse le qi du pin se dire… ce n’est pas une représentation, une figuration ; s’en sont pourtant, mais surtout le qi informe ce trait d’encre comme il le fait de ce pin là ; cas idéal, on s’en doute, vécu comme un don du ciel, mais c’est ce vers quoi tend le peintre ; il procédera de même pour le tout de sa peinture.

Cette sensibilité que le peintre affine pour sentir, être à l’écoute des circulations particulières du qi, n’est-ce pas précisément la qualité maîtresse du praticien en médecine chinoise ? N’est-ce pas, idéalement, développer au bout des doigts, les mêmes yeux du cœur ?

Le thérapeute va sentir le qi aux pouls ; en posant un diagnostic, c’est finalement une configuration particulière de qi où interviennent une infinité de paramètres qu’il va saisir, puis formuler.

Si la peinture a été, pour moi, la porte d’entrée de la médecine chinoise, j’ignorais qu’elle ouvrait sur des connaissances millénaires ; une vie ne permet pas, disent les Chinois avec modestie et réalisme, de faire le tour de ce savoir ; mais leur façon d’appréhender le cosmos, l’homme, cet « entre ciel et terre », comme ils le définissent, avec quoi j’ai commencé de faire connaissance durant les 6 ans d’étude et les 17 ans de pratique, m’offre l’opportunité de regarder mes racines occidentales d’un peu plus loin.

Aux poètes chinois, les mots de la fin :

Ma Zhiyuan (1250 - 1321/1322)

Lianes desséchées sur un vieil arbre, corbeaux du soir,
Petit pont et cours d’eau, une maison,
Route antique, vent d’ouest, un cheval efflanqué,
Soleil bas du couchant :
Et tout au bout du monde, un homme au cœur blessé.

Yang Weizhen (1296 - 1370)

Portés par les nuages qui passent, les monts vont se mettre en marche ;
Devant le pont, après les grandes pluies, la crue du printemps est venue.
Allons, que je trouve un lit à l’hôtellerie du Bois dans les Nuages,
Pour y écouter, couché, les airs des coqs et les abois des chiens de la contrée des Immortels.